CHAPITRE V
Les trois hommes entourèrent l’enfant de leur sollicitude tout en le raccompagnant de l’autre côté de la cour. Encore sous le choc, il fronçait désespérément les sourcils, incapable de se remettre de sa stupéfaction, trop bouleversé pour se rendre compte de ce qu’il avait vu, jusqu’à ce que, à mi-hauteur du trajet, la vérité le heurtât de plein fouet. Il arrêta net, avala sa salive dans un bruit de sanglot et fondit soudain en larmes. A part lui, personne ne s’en étonna. Le prieur Léonard fut tenté de le prendre dans ses bras, tandis que Cadfael assenait au garçon une bourrade entre les omoplates en lui disant avec sa rudesse coutumière :
— Courage, mon petit, nous allons avoir besoin de toi. Maintenant, il s’agit de retrouver un criminel et de châtier un acte odieux. En dehors de toi, qui saurait nous conduire à l’endroit où tu as quitté cette malheureuse ? Parce qu’il faut bien commencer par là...
La crise de larmes passa aussi vite qu’elle était survenue. Yves s’essuya les joues du revers de sa manche et se tourna vers Hugh Beringar en essayant de déchiffrer son expression. A ses yeux, Hugh incarnait l’autorité. Les moines avaient pour mission de recueillir les miséreux, de dispenser leurs conseils et d’offrir leurs prières, mais la justice et la loi relevaient de la compétence du shérif. Yves n’était pas fils de baron pour rien : il avait le sens de la hiérarchie.
— C’est vrai. Je peux vous emmener de Foxwood à la ferme de John Druel. Elle est située en hauteur par rapport au village de Cleeton.
Agrippé à la manche de Hugh, il eut l’intelligence de demander sur un ton timide, au lieu d’exiger :
— Pourrais-je venir afin de vous indiquer le chemin ?
— Tu le peux, si tu ne t’éloignes pas et si tu nous obéis.
Cadfael lui avait déjà forcé la main, en quelque sorte, car il jugeait préférable que le petit garçon quitte Bromfield au moins quelques heures et qu’il se montre utile, plutôt que de rester seul à se morfondre.
— Nous allons te donner un poney à ta taille, ajouta le shérif. Va vite enfiler ton manteau et rejoins-nous aux écuries.
Ragaillardi, Yves obtempéra. Beringar le suivit d’un regard soucieux.
— Voulez-vous le rejoindre, mon révérend père, demanda Hugh au prieur, pour veiller à ce qu’il emporte des provisions ? Nous risquons d’y passer la journée et peu importe s’il a déjeuné voici une demi-heure : il aura faim avant la nuit.
Tandis qu’ils approchaient des écuries, Hugh dit à Cadfael :
— Quant à vous, je me doute que vous agirez à votre guise. Je suis toujours ravi que vous m’accompagniez, croyez-le bien. Toutefois, ces derniers temps, vous avez parcouru des distances épuisantes...
— Épuisantes pour un vieillard, maugréa Cadfael.
— Je n’ai pas dit cela ! Vous m’enterrerez malgré l’imposant fardeau de vos innombrables années ! A propos, comment se porte frère Elyas ?
— Il n’a plus besoin de moi. Je lui rends visite une ou deux fois par jour afin de vérifier où il en est. Il recouvre ses forces et, en ce qui concerne son amnésie, ma présence ne lui serait d’aucun secours. La mémoire lui reviendra d’elle-même un jour ou l’autre. On prend soin de lui. Elle n’a pas eu cette chance, elle.
— Comment saviez-vous que ce n’était pas la soeur d’Yves ?
— Ses cheveux courts, d’abord. Ils ont fui Worcester voilà maintenant un mois : exactement le temps que ses boucles repoussent et forment ce halo que nous avons vu. Pourquoi Ermina se serait-elle coupé les cheveux ? Ensuite, la couleur. Au dire de frère Herward, Ermina a les yeux noirs et les cheveux très bruns, plus foncés que son frère. Et puis, soeur Hilaria était jeune, elle aussi : dans les vingt-cinq ans, si je me rappelle bien. Non, j’étais sûr que le pire serait épargné à cet enfant. Jusqu’à présent... mais il faut retrouver sa soeur, pour qu’il n’ait plus jamais à identifier un visage... Je me sens envers lui les mêmes devoirs que vous. Par conséquent, je viens. Avec votre permission...
— Alors, allez chausser vos bottes. Je fais tout de suite seller l’un de mes chevaux de troupe. En arrivant ici, l’autre jour, je subodorais que vous alliez encore me mêler à un imbroglio : je vous connais depuis trop longtemps !
Jusqu’à Foxwood, le trajet n’offrit aucune difficulté, cette route leur étant familière, mais à partir de Foxwood le chemin se mit à monter et ils durent gravir des raidillons aux virages imprévus. Le flanc de Titterstone Clee s’élevait jusqu’à un plateau dénudé qui les surplombait sur la gauche, perdu dans une couche de nuage qui s’épaissit en milieu d’après-midi. Pénétré de sa propre importance, Yves galopait au côté du shérif.
— On peut laisser le village à droite, la ferme est juste au-dessus. Derrière le coteau, le terrain forme une cuvette où John cultive quelques champs. Ensuite, il n’y a que des pâturages et une bergerie au sommet de la colline.
Hugh tira soudain sur ses rênes et dressa la tête, les narines dilatées.
— Sens-tu la même chose que moi ? Qu’est-ce qu’un paysan irait brûler en plein hiver ?
La sinistre odeur flottait discrètement dans l’air, transportée par un souffle de vent. A l’arrière, l’un des hommes d’armes remarqua d’un ton catégorique :
— Ça date de trois ou quatre jours et il a neigé depuis, mais ça sent le bois brûlé.
Hugh piqua des deux vers la crête, parmi des fourrés envahis de neige, et les cavaliers aperçurent une vallée encaissée où des arbres servaient de coupe-vent à un ensemble de constructions : une étable, une grange et un logis en partie masqués par les branches. Ils distinguèrent une bergerie de pierres sèches sur l’autre versant mais la totalité de la ferme ne leur apparut, dans toute sa désolation, qu’une fois franchie la première ceinture d’arbres. Yves étouffa un cri et agrippa frère Cadfael par le bras.
Les piliers d’angle des bâtiments noircis surgissaient des congères ; ne subsistait de la grange et des toits qu’un amas de planches dévorées par les flammes. Aucun mouvement dans cette désolation, aucun signe de vie. Les arbres les plus proches s’étaient recroquevillés en exhibant des branches roussies par le feu. La maison des Druel et ses dépendances étaient désertes : tout avait brûlé de fond en comble.
En silence, ils se frayèrent une voie à travers les ruines. Hugh notait chaque détail au passage. Ils comprirent que le gel leur avait épargné d’autres effluves lorsqu’ils découvrirent, au milieu des décombres de la cour, le cadavre de deux chiens de garde massacrés à coups de hache. Bien que deux ou trois chutes de neige eussent effacé leurs empreintes, il semblait que les pillards étaient au moins une douzaine. Ils avaient emmené les moutons et la vache du fermier, vide la grange et la maison de toutes leurs réserves, et enfin ligoté les poules pour les emporter plus rapidement, car des plumes voletaient encore çà et là en s’accrochant aux poutres calcinées.
Hugh sauta à terre et alla escalader les ruines tandis que ses hommes quadrillaient le terrain à l’intérieur comme à l’extérieur du mur de clôture.
— Ils les ont tués, dit Yves d’une voix blanche. John, sa femme, Peter et le berger... Ils les ont tous tués, ou enlevés comme ils ont enlevé soeur Hilaria.
— Chut ! fit Cadfael. Ne te hâte pas d’envisager le pire. Sais-tu seulement ce que recherchent les soldats ?
Les hommes du shérif fouillaient le sol de la cour en échangeant des regards désabusés.
— Ils cherchent des cadavres, reprit Cadfael. Or ils n’en ont pas trouvé, hormis ces pauvres chiens qui ont bravement donné l’alarme. Reste à espérer qu’ils l’ont donnée à temps.
En s’éloignant de la grange, Hugh frappa ses mains l’une contre l’autre pour en ôter la cendre :
— Pas de cadavres par ici... Ou les habitants ont pu s’enfuir, ou les pillards les ont obligés à les suivre. Mais je doute que des hommes sans foi ni loi s’embarrassent de prisonniers : tuer, oui, mais enlever d’humbles paysans, quel intérêt ? Je me demande par où ils sont venus. Par le même chemin que nous, ou bien par une autre piste, au sommet de la colline ? S’ils n’étaient qu’une dizaine, ils devaient se limiter dans leurs ambitions : le village, c’était trop pour eux.
— On a découvert un mouton égorgé du côté de la bergerie, annonça le sergent en revenant du versant opposé. Il y a un chemin de traverse sur la pente, là-haut, ça pourrait être leur sentier s’ils voulaient éviter le bourg de Cleeton et s’attaquer à des proies Plus faciles.
— Et si Druel avait conduit sa famille au village ? suggéra Hugh en considérant les amoncellements de neige qui recouvraient toute trace de passage. Si les chiens ont aboyé pour signaler qu’on s’en prenait aux moutons, Druel et les siens ont sans doute eu le temps de s’échapper. Allons voir au village : ils sont peut-être sains et saufs, ajouta-t-il, la main sur l’épaule du petit garçon.
— Eux, oui, mais pas soeur Hilaria, répliqua Yves.
S’ils ont fui, Pourquoi ne l’ont-ils pas sauvée ?
— Nous leur poserons la question s’ils se sont réfugiés au bourg, avec la grâce de Dieu. Je n’oublie pas soeur Hilaria. Allons, en route : nous n’avons plus rien à faire ici.
— Juste un détail, dit Cadfael : quand tu as entendu les deux chevaux pendant la nuit et que tu as essayé de les suivre, quel chemin a emprunté ta soeur ?
— A droite, là-bas, derrière la maison, près d’un ruisseau qui n’avait pas gelé. Ils ont gravi la pente à partir de là : pas vers le sommet de la colline mais en contournant le flanc.
— Bon ! Nous essaierons par là un autre jour. Je suis exténué, Hugh, allons-y.
Ils s’en retournèrent par le même sentier qu’à l’aller et obliquèrent vers le village de Cleeton. Sur cette terre ingrate, aux maigres récoltes, prospérait une race de moutons qui fournissait une viande médiocre et une toison abondante. Orientée vers la crête, une palissade rudimentaire mais solide défendait le village. Quelqu’un devait faire le guet car un sifflement aigu retentit pour signaler le groupe de cavaliers. Le temps qu’ils atteignent le village, trois ou quatre gaillards se postèrent en travers de leur chemin. Hugh sourit. Les hors-la-loi étaient bien avisés de se méfier de Cleeton.
Il salua les hommes et se nomma. Dans ces contrées reculées, on n’attendait pas grand-chose de la protection du roi, voire de l’impératrice, mais que le délégué du shérif du comté se déclarât avec eux dans leur lutte rassurait les habitants. En présence de leur bailli, ils répondirent de bon coeur aux questions. Oui, John Druel se trouvait ici avec sa femme, son fils et leur berger. Le village les avait recueillis. Un jeune garçon courut avertir Druel.
A la vue du petit homme maigre qui venait vers eux, Yves bondit de sa selle et se précipita à sa rencontre. Le paysan s’avança, entourant d’un bras les épaules de l’enfant.
— Messire, le garçon me dit que vous avez été là-haut, où il y avait ma maison... Dieu sait que je leur en ai bien de l’obligation, aux gens d’ici, pour leur gentillesse, mais qu’est-ce qu’on va devenir, nous, pauvres diables, qui travaillons tellement dur, à quoi ça sert si c’est pour que tout ça s’écroule en une nuit, avec en plus le toit qu’a brûlé ? C’est déjà dur de vivre tout seuls, là-haut, mais alors, des sauvages comme ça, on savait pas que ça existait.
— Croyez-moi, l’ami, répondit Beringar, je l’ignorais moi aussi. Je ne puis vous dédommager pour les dégâts, mais nous nous efforcerons de vous restituer une partie de vos biens, à condition de capturer les voleurs. Cet enfant a habité chez vous voici quelques jours, ainsi que sa soeur...
— Et ils se sont envolés pendant la nuit, commenta John avec un regard lourd de reproche en direction de l’intéressé.
— Il nous l’a expliqué. Lui, du moins, avait de bonnes raisons. Cela dit, je souhaiterais que vous me racontiez cette attaque qui a eu lieu... quand ?
— Deux nuits après qu’ils sont partis, la jeune demoiselle et le petit. C’était la nuit du quatre de ce mois, très tard, pas loin de l’aube. On s’est réveillés. Les chiens, ils étaient comme fous, on a couru, on croyait que c’étaient des loups : pensez, par un froid pareil... Parce que les chiens, ils étaient enchaînés, voyez, et c’étaient bien des loups, mais des loups à deux pattes ! Dehors, on entendait les moutons qui bêlaient là-haut et on voyait des torches. Alors ils sont descendus, puisque maintenant les chiens avaient donné l’alarme, je sais pas combien ils étaient, douze, quinze... On faisait pas le poids, fallait s’enfuir. D’en haut, sur le coteau, on a vu la grange qui prenait feu. Le vent, il soufflait fort, on savait que tout allait brûler. Et voilà, messire, on a plus rien, y a plus qu’à recommencer comme des manants, si y a un lopin à cultiver chez un seigneur. Enfin, on est en vie, Dieu soit loué.
— Donc, remarqua Hugh, ils se sont d’abord rendus dans votre bergerie. D’où arrivaient-ils ?
— Du sud, mais pas par le sentier : de plus haut sur la colline.
— Qui étaient-ils ? En avez-vous la moindre idée ? Aviez-vous entendu parler de pillards dans le voisinage ?
— Non, aucun signe avant-coureur. Tout s’était déroulé à l’improviste.
— Encore une question, dit Hugh. Qu’est-il advenu de la religieuse qui a logé chez vous le deuxième jour du mois ?
— Elle était pas là pendant l’incendie, elle était partie l’après-midi d’avant. Un peu tard dans la journée pour y voir clair, faut dire, mais pas trop tard. Et puis, elle était sous bonne escorte. Alors, je me suis pas fait de souci pour elle. Elle en revanche s’était fait du mauvais sang, la pauvre fille, en comprenant que les deux petits l’avaient laissée toute seule : elle savait pas où ils étaient passés, ses poussins, et nous non plus, alors qu’est-ce qu’elle pouvait faire ?
— Quelqu’un est venu la chercher ? demanda Hugh.
— Un frère bénédictin. Elle le connaissait, il avait fait un bout de chemin avec eux, avant, et il leur avait dit d’aller avec lui à Bromfield, à ce qu’elle disait. Quand elle lui a dit que les petits l’avaient abandonnée, il a répondu que le mieux, c’était qu’elle aille expliquer tous ses tracas à des gens qui chercheraient les deux petits à sa place et qui veilleraient sur elle en attendant qu’on les récupère. Il était venu de Foxwood en demandant après elle. Jamais j’ai vu une femme aussi contente d’avoir un ami pour veiller sur elle. Alors elle l’a suivi, et m’est avis qu’elle est tranquillement arrivée à Bromfield.
Yves garda le silence.
— Elle est arrivée, répondit Hugh plus pour lui-même que pour les autres.
Tranquillement arrivée, en un sens. Avec sa pureté, ses scrupules, son courage, qui en cet instant connaissait une plus grande tranquillité que soeur Hilaria, l’innocente montée vers Dieu ?
— Et puis, y a eu quelque chose de bizarre, poursuivit Druel, vu que le jour d’après, pendant qu’on était ici à raconter l’incendie de la ferme et que les bonnes gens nous faisaient de la place pour nous installer chez eux, comme de bons chrétiens qu’ils sont, il est arrivé un jeune homme qui allait à pied. Il venait de la route, lui, et il a demandé après les trois personnes qu’avaient dormi chez nous. Il voulait savoir si on en avait entendu parler : une bonne soeur de Worcester, avec les deux enfants d’un seigneur, le frère et la soeur, qu’allaient vers Shrewsbury. Nous, on était abattus par tous nos malheurs mais on lui a quand même dit tout ce qu’on savait, comment ils s’étaient tous envolés juste avant l’incendie. Alors il est reparti, d’abord voir ce qui restait de ma ferme, et puis après je sais pas.
— Un étranger ? demanda Hugh à la cantonade.
Un cercle s’était assemblé autour de lui. Les femmes s’étaient avancées pour écouter.
— Jamais vu par ici, répliqua le bailli, péremptoire.
— Quel genre d’homme ?
— Un paysan ou un berger, enfin un gars comme nous, pour ce qui est du costume : une tunique de bure. Même pas trente ans, plutôt dans les vingt cinq, vingt-six. Plus grand que Votre Seigneurie, mais bâti comme vous, tout en longueur. La peau mate, les yeux cernés de noir avec des reflets jaunes, comme un faucon. Et les cheveux noirs sous son capuchon.
Les femmes tendirent l’oreille. L’intérêt qu’elles portaient à cet inconnu était d’autant plus manifeste qu’aucune d’entre elles ne l’exprimait à haute voix, aucune ne livrait de détail. L’homme avait produit une forte impression sur elles ; à l’évidence, elles ne voulaient rien perdre des quelques renseignements qu’elles pourraient glaner mais, pour leur part, ne livreraient rien de ce qu’elles avaient appris.
— La peau mate, répéta Druel, et un profil d’oiseau de proie. Un très beau visage.
Oui, disaient les yeux des femmes.
— Maintenant que ça me revient, ajouta le paysan, il parlait un peu lentement...
— Comme s’il ne s’exprimait pas couramment en anglais ? interrogea Hugh.
— Ça se pourrait, répondit John après mûre réflexion. Ou alors, il avait la langue qui fourchait, vous comprenez.
Si l’anglais n’était pas sa langue maternelle, d’où venait-il ? Du pays de Galles ? Pourquoi pas, dans ces régions frontalières ? Ou bien était-ce un Angevin ?
— Si vous en entendez davantage, dit Hugh aux villageois, envoyez-moi un message à Ludlow ou à Bromfield : vous n’aurez pas à le regretter. Quant à vous, l’ami, si nous localisons le repaire des pillards, nous vous rendrons ce qui vous appartient. Soyez bien persuadé que nous agirons le plus vite possible.
Faisant virevolter son cheval, il se dirigea vers le bas de la colline, suivi de son détachement, mais sans se presser car l’une des paysannes s’était postée sur sa route, loin des autres. Lorsque Hugh parvint à sa hauteur, elle s’approcha et posa la main sur son étrivière.
— A propos de cet étranger, messire, chuchota-t-elle en levant ses yeux bleus vers lui, je peux vous révéler un détail que les autres n’ont pas remarqué. Je n’ai rien dit tout à l’heure, par peur qu’ils se liguent contre lui s’ils étaient au courant... Il était très beau et il inspirait confiance, même s’il n’était pas ce qu’il semblait être...
— En quel sens ?
— Il serrait sa houppelande contre lui, messire, et par ce froid ça n’avait rien d’étonnant. Mais quand il s’est éloigné, je l’ai un peu suivi et j’ai aperçu le pan de son habit qui flottait du côté gauche. Paysan ou pas, il portait une épée.
— Ainsi, ils ont quitté ensemble le village, commenta Yves tandis qu’ils se hâtaient de descendre la pente afin de profiter de la lumière du jour.
Jusque-là, il s’était tu, s’efforçant de mettre de l’ordre dans ces renseignements qui ne réussissaient qu’à embrouiller les événements.
— Frère Elyas est venu nous chercher et il n’a rencontré que soeur Hilaria. Comme le soir tombait, ils se sont égarés en pleine tempête. Alors, les criminels qui ont saccagé la ferme du pauvre John les ont agressés et ont cru les avoir tués, tous les deux.
— Selon toute apparence, acquiesça Hugh. Un fléau s’est répandu sur cette région et il faudra l’en débarrasser au plus tôt. Mais que penser de ce paysan qui porte l’épée ?
— Et qui nous recherchait ! lui rappela Yves. Je ne vois pas qui cela peut être.
— A quoi ressemblait le jeune homme qui a emmené ta soeur ?
— Il n’est pas brun, il n’a pas l’air d’un faucon, il a plutôt le teint clair et les cheveux blonds. D’ailleurs, s’il était venu, il n’aurait pas pris ce chemin-là, étant donné le sentier qu’il a emprunté lorsque je les ai suivis. En outre, pourquoi se serait-il déguisé en paysan ? Pourquoi voyagerait-il sans serviteur ?
Le raisonnement se tenait. Néanmoins, Cadfael imaginait d’autres hypothèses : l’armée de Gloucester, enivrée par sa victoire, avait peut-être dépêché des agents dans ces parages afin de repérer les zones mal défendues. On avait pu leur enjoindre, par la même occasion, de retrouver les neveux de Laurence d’Angers.
— Ne songeons plus à lui pour l’instant, dit Hugh Beringar, une lueur d’intérêt dans les yeux. Attendons de recevoir de ses nouvelles et gardons son image présente à l’esprit.
Au crépuscule, ils arrivaient à moins de deux miles de Ludlow lorsque la neige se mit à tomber. Courbés sous leurs houppelandes et leurs capuchons, ils galopèrent à bride abattue. Hugh abandonna le groupe sous les remparts de Ludlow et rejoignit sa compagnie, non sans confier à deux de ses hommes le soin d’escorter Cadfael et Yves jusqu’à Bromfield. Yves avait perdu sa langue, grisé par cette chevauchée au grand air. Il commençait à avoir faim, car son dernier repas, un quignon de pain et une tranche de bacon, datait de plusieurs heures. Cramponné à sa selle, transi sous son capuchon, il émergea, le visage rose, dès qu’ils posèrent le pied dans la grande cour du prieuré. L’office des vêpres s’était achevé depuis longtemps. Le prieur Léonard, qui guettait avec anxiété le retour de son jeune protégé, accourut dans un tourbillon de flocons pour l’emmener souper.
Beringar ne refit son apparition qu’après complies. Tandis que l’on pansait son cheval, il se rendit auprès de Cadfael, qui veillait au chevet de frère Elyas. Celui-ci s’était endormi, en proie à un sommeil que peuplaient des souvenirs inaccessibles. Quand Hugh entra, avec sa mine des mauvais jours, Cadfael mit un doigt sur ses lèvres et l’entraîna dans l’antichambre. En poussant un soupir, le shérif s’assit contre la cloison et s’adossa à un panneau de bois.
— Notre ami Druel n’est pas la seule victime, Cadfael. C’est à croire que nous avons le diable parmi nous. Ce soir, Ludlow est sens dessus dessous. Il semble que l’un des archers de Josce de Dinan ait un vieux père dans un hameau au sud de Henley : un fermier libre qui travaille pour Mortimer. Aujourd’hui, l’archer est allé le voir pour s’assurer qu’il supportait les rigueurs de l’hiver. Bien qu’elle soit isolée, sa ferme se situe à moins de deux miles de Ludlow. L’archer a découvert les lieux dans le même état que la maison de Druel. Pas d’incendie, cependant : la vue des flammes aurait attiré Dinan et ses soldats comme un essaim de guêpes. Mais les voleurs ont tout emporté, bétail, provisions, outils... Cette fois, les habitants du hameau n’ont pu fuir. Tous égorgés, massacrés, hormis l’idiot du village que l’archer a trouvé errant d’une maison à l’autre, en quête de miettes pour calmer sa faim.
Frère Cadfael demeura bouche bée un instant, puis s’exclama :
— Comment ont-ils osé, si près d’une ville fortifiée ?
— Ils sortent leurs griffes, malgré la garnison de Ludlow. L’unique survivant s’était tapi dans les bois pendant cette boucherie. Il n’a pas la tête très solide, peut-être, mais il a assisté au carnage et il nous a fait un récit qui me paraît vraisemblable. Oui, je me fie à son témoignage. Il y avait une vingtaine d’hommes, selon lui, armés de poignards, de haches et d’épées. Trois d’entre eux allaient à cheval. Ils ont surgi aux environs de minuit et tout s’est déroulé en quelques heures à peine. Le malheureux ignore combien de jours il est resté dans les bois, mais le cours des rivières ou les chutes de neige n’ont pas de secret pour lui. Il affirme, et sur ce point il se montre inébranlable, que le pillage a eu lieu la première nuit du grand gel, quand tous les ruisseaux ont cessé de couler.
En proie à de sombres réflexions, Cadfael se mordit les poings.
— Je comprends, dit-il enfin. Les loups à deux pattes, comme les appelait Druel ? La même nuit, sans doute. Le premier grand gel ! Vers minuit, ce massacre près de Henley... Comme s’ils désiraient lancer un défi à Josce de Dinan !
— Ou à moi, rétorqua Hugh.
— Ou au roi Étienne ! Donc, ils partent avec leur butin... disons vers deux heures du matin. Ils ne vont pas vite, à cause du bétail, des sacs de grain et des tonneaux. Peu avant l’aube, ils mettent à feu et à sang la ferme de Druel, là-haut. Entre-temps qu’en pensez-vous, Hugh ? Ils ont croisé frère Elyas et soeur Hilaria, et ils se sont livrés à leur petit sport favori, un sport assez exubérant : ils les ont assassinés, ou presque. Sinon, il faudrait imaginer deux bandes de coupe-jarret cette nuit-là. Mais des tueurs de cette trempe... ? Et par une nuit de tempête, avec un blizzard qui avait de quoi décourager voleurs et vagabonds ? Il y a dans les parages des hommes qui connaissent par coeur cette contrée, Hugh, et qui ne reculent ni devant la neige ni devant le verglas.
— Deux bandes de maraudeurs ? Non, voilà qui est hors de question. En outre, examinons leur itinéraire. Tout commence ici, sous notre nez : c’est le point extrême de leur expédition. Ils repartent vers l’est, par-delà la grand-route, puisque c’est là que gisait frère Elyas, et avant l’aube ils escaladent Titterstone Clee, où ils incendient la ferme de John Druel. Il se peut qu’ils n’aient rien prémédité, en l’occurrence : une fantaisie de meurtriers enivrés par le succès. Simplement, c’était sur leur chemin de retour. Ils voulaient rentrer sans qu’on les dérange, de préférence avant le lever du jour. C’est bien cela ?
— C’est bien cela. Et pensez-vous à la même chose que moi, Hugh ? Quand Yves sort de la ferme pour tenter de rattraper sa soeur, il emprunte sans doute la même direction que celle prise par les pillards, deux nuits plus tard. Sur ces hauteurs, se situe la demeure où Ermina est conduite par son soupirant. Ne l’a-t-il pas emmenée dans un endroit assez proche de l’antre du diable, beaucoup trop proche pour qu’ils y soient en sûreté, l’un comme l’autre ?
— J’ai déjà pris mes dispositions, répondit le shérif. Là-haut, s’étend tout un désert de terres vierges, moitié forêt et moitié rocaille, trop aride pour les moutons eux-mêmes. Les zones cultivables ne s’élèvent pas plus haut que la ferme de Druel. Demain, dès l’aube, je vais reconstituer le parcours d’Yves, en compagnie de Josce de Dinan, en essayant de repérer le domaine où s’est rendue sa soeur. D’abord, il faut la sauver. Ensuite, nous irons traquer cet ennemi invisible qui se permet de cracher à la face de la justice. Mais attendons qu’il ne détienne aucun otage.
— Laissez le garçon ici ! ordonna Cadfael sur un ton plus péremptoire qu’il ne l’aurait souhaité.
Hugh grimaça un sourire :
— Nous serons loin avant qu’il ait ouvert les paupières. Comment oserais-je l’obliger à reconnaître la dépouille de sa soeur, alors que vous braquez sur moi un regard aussi féroce ? Avec un peu de chance, nous lui ramènerons la jeune Ermina, vierge ou mariée, en fait sinon en droit, et ils s’expliqueront tous les trois, lui, elle et son prétendant ! Et si nous n’avons pas de chance... eh bien, nous aurons besoin de vous. Mais dès qu’elle sera hors de danger, cette affaire ne concernera plus que moi et vous retournerez bien sagement au chevet de votre blessé.
Cadfael passa la nuit auprès de frère Elyas et n’en apprit pas davantage. La barrière demeurait infranchissable. Lorsqu’un autre moine vint le relayer, il alla se coucher et s’endormit sur-le-champ. Il avait le don du sommeil, jugeant inutile de s’inquiéter du lendemain. Depuis longtemps, il s’interdisait les soucis superflus qui usaient un homme au lieu de le garder en forme pour l’action.
Il ne s’éveilla que lorsque le prieur Léonard pénétra dans sa cellule, en début d’après-midi, au moins deux heures après le moment où il avait prévu de se lever. Dans l’intervalle, Hugh était rentré de son expédition. D’un pas lourd, il vint au réfectoire partager un déjeuner tardif avec Cadfael tout en lui communiquant les résultats de son enquête.
— Sur le flanc de la Clee, il existe un manoir du nom de Callowleas, à un quart de cercle par rapport à la ferme de Druel et à une hauteur comparable. Du moins, il existait un manoir... Il a été rasé, dévasté, réduit en cendres. Le même genre de spectacle qu’à la ferme de Druel, mais en pire. Un domaine prospère, métamorphosé en un désert de neige jonché de cadavres, ensevelis sous les congères ou pétrifiés par le gel... Nous les avons transportés à Ludlow pendant qu’une partie de nos hommes continuent à fouiller les décombres. Impossible de prédire combien d’autres corps ils vont exhumer. D’après la hauteur de la neige, il me semble que le carnage a eu lieu avant même le premier gel.
— Avant le premier gel ? s’écria Cadfael stupéfait.
Donc, avant l’assassinat de la petite religieuse et les coups portés à frère Elyas ! Maintenant que vous connaissez le nom de cet endroit, savez-vous comment s’appelle le maître des lieux ? Dinan pourra nous répondre, en tout cas, puisque ces terres relèvent de son mandat : c’est l’ancien fief de Lacy.
— En effet. Il a confié le domaine de Callowleas à un jeune seigneur qui a pris la succession de son père voici à peine deux ans. Une fortune convenable, un jeune homme bien de sa personne, qui se nomme Evrard Boterel. Une famille respectée, sinon illustre. A plus d’un titre, il pourrait s’agir de notre homme.
— Le manoir se trouve-t-il dans la direction qu’Ermina a prise avec son soupirant ?
Hugh secoua énergiquement la tête :
— Pas si vite ! Rien n’est encore sûr. Yves ignore le nom de l’homme. Et même s’il s’agit de lui, il reste un espoir de retrouver la jeune fille en vie. Dinan m’a fait observer que Boterel détenait également le manoir de Ledwyche, plus bas dans la vallée, le long de Dogditch. Un chemin forestier relie ces deux terres sur une distance d’environ trois miles et, dans ces parages, la forêt est très dense. Nous avons suivi une partie de ce sentier. Je n’espérais guère y découvrir des indices, même si des survivants ont pu s’enfuir par là. Et pourtant, regardez !
Il tira un objet enfoui dans les plis de sa cotte et le posa en équilibre sur son poignet : une résille de fils d’or, cousue à un ruban de brocart, dont les femmes se ceignaient le front. La résille de métal avait été tirée sur le côté et le ruban s’en détachait en partie.
— Je l’ai ramassée vers le bas du sentier, en pleine forêt. Ils ont dû couper par un hallier pour descendre plus rapidement ; des brindilles cassées en témoignent. Je dis « ils », mais j’incline à croire qu’il n’y avait qu’un cheval pour deux cavaliers. C’est une branche basse qui a arraché le ruban. Comme ce bijou nous donne lieu de penser que la femme a pu échapper au massacre, nous pouvons le montrer à Yves en lui expliquant où il est tombé. Si cet objet appartient à sa soeur, je me précipite à Ledwyche.
Yves ne marqua aucune hésitation. Dès qu’il aperçut la résille d’or, son regard s’éclaira d’espoir.
— Elle est à ma soeur ! dit-il, rayonnant. C’était un bijou trop précieux pour qu’elle l’emporte en voyage, mais je sais qu’elle l’avait gardé. Elle voulait le mettre pour lui... Où l’avez-vous trouvé ?